Chaque mission d’interprétariat est à la fois la clé et la porte
Le métier que l’on ne voit pas
« L’interprète ? Quelle idée… rester toute sa vie derrière les autres et répéter ce qu’ils disent. »
Cette phrase, prononcée un jour par l’une de mes professeures d’anglais, m’est restée longtemps en mémoire. À l’époque, je terminais mes dernières années d’école. Je savais déjà que j’allais étudier à la faculté des lettres : la lecture me nourrissait depuis l’enfance, les langues étrangères m’habitaient comme une évidence. En revanche, je ne savais pas encore quel métier je ferais. Les débouchés semblaient multiples — enseignement, journalisme, traduction, interprétariat — et aucun ne s’imposait clairement.
Pourtant, au fond de moi, une attirance particulière existait déjà pour le métier d’interprète. Une intuition. Une sensation difficile à expliquer, mais très présente. Quand j’en ai parlé à cette professeure, sa réaction m’a surprise : étonnement, scepticisme, presque un léger mépris. Selon elle, l’interprète n’était qu’un écho, une voix sans identité propre.
Vingt-cinq ans plus tard, avec quinze années de recul professionnel, je peux dire qu’elle se trompait. Profondément.
L’interprétariat n’est pas un métier de l’ombre. C’est un métier de passage, de seuil, de transformation. C’est une clé. Et c’est une porte.
Choisir les langues, sans encore choisir sa vie
Étudier les lettres, c’est accepter de ne pas emprunter une seule voie toute tracée. C’est se tenir au carrefour de plusieurs possibles. Quand on aime les langues, on aime rarement une seule chose : on aime la nuance, la précision, les cultures, les silences entre les mots.
Je savais que je voulais travailler avec les langues, mais pas encore comment. Traduire ? Enseigner ? Écrire ? Interpréter ? Chaque option avait son attrait, mais l’interprétariat possédait quelque chose de plus vivant, de plus risqué aussi. L’interprète est dans l’instant. Il ne peut pas revenir en arrière. Il doit comprendre, sentir, restituer — ici et maintenant.
Ce que je ne savais pas encore, c’est que ce métier allait m’apprendre bien plus que des langues.
L’interprète face au réel : des situations qui transforment
On imagine souvent l’interprète dans des salles de conférence feutrées, casque sur les oreilles, invisible derrière une vitre. La réalité est infiniment plus vaste.
J’ai interprété dans des sous-sols, entre des ressortissants nigériens et des gendarmes, dans des situations où chaque mot pouvait apaiser ou envenimer. J’ai participé à une véritable cérémonie du thé, organisée selon des rituels ancestraux, où le silence avait autant de valeur que la parole. J’ai été assise à la même table qu’un ambassadeur, témoin discret de conversations diplomatiques. J’ai aidé un écrivain et journaliste américain à mener ses recherches pour un livre consacré à Pablo Picasso. J’ai découvert les secrets de création des parfums de niche, univers dont j’ignorais tout avant mes missions.
À chaque fois, je n’étais pas seulement une intermédiaire linguistique. J’étais une passeuse de sens.
Les mots comme matière vivante
On croit souvent que l’interprète « remplace » des mots d’une langue par ceux d’une autre. En réalité, il travaille avec une matière beaucoup plus subtile : le sens, l’intention, l’émotion.
Les mots sont une force puissante entre les êtres humains. Ils structurent notre pensée, déclenchent des réactions, ouvrent ou ferment des portes. En interprétariat, on apprend très vite que chaque mot compte. Qu’un léger décalage peut modifier l’issue d’une discussion, d’une négociation, d’une relation.
Cette conscience aiguë du langage développe une forme de responsabilité. On apprend à manier les mots avec prudence, respect et justesse. Cette sensibilité est précieuse bien au-delà de l’interprétariat : en psychologie, en communication, en commerce, en négociation.
Observer plutôt que disparaître
Contrairement à l’idée reçue, l’interprète ne reste pas « derrière les dos ». Il observe. Il écoute. Il capte.
Au fil du temps, on affine une compréhension fine du langage non verbal : gestes, postures, regards, silences. On apprend à lire les tensions, les hésitations, les rapports de force. Sans s’en rendre compte, on développe des compétences proches de celles des psychologues ou des profilers.
La manière de s’habiller, de s’asseoir, de parler — tout devient information. L’interprète apprend à décoder les êtres humains dans leur globalité.
Un cerveau entraîné à l’agilité
L’interprétariat est une discipline exigeante pour l’esprit. Il faut écouter, comprendre, mémoriser, reformuler, parfois anticiper. Le cerveau devient rapide, souple, réactif.
On apprend à gérer la pression, à rester calme dans l’urgence, à prendre des décisions instantanées. Cette agilité mentale devient un atout dans de nombreux contextes professionnels : gestion de projet, vente, communication, coordination d’équipes.
Quand l’interprétariat ouvre d’autres chemins
Je n’ai pas exercé le métier d’interprète toute ma vie — et c’est précisément l’un de ses plus grands cadeaux. Pour moi, l’interprétariat a été une étape fondatrice, un socle.
Grâce à lui, j’ai découvert le monde du parfum de niche. Aujourd’hui, je suis assistante de projet dans la création d’une nouvelle marque de parfums. Sans mes missions d’interprétariat, je n’aurais jamais pénétré cet univers aussi profondément.
De la même manière, c’est au cours d’une mission que j’ai rencontré un sculpteur reconnu, rencontre décisive qui m’a donné le courage de considérer l’art comme un véritable champ professionnel. J’ai ensuite obtenu un troisième diplôme en critique d’art, aujourd’hui mon passe-temps préféré et une activité intellectuelle essentielle pour moi.
L’interprète et le monde commercial
L’expérience de l’interprétariat m’a également donné une grande aisance dans les domaines commerciaux, de la communication et de la négociation.
Lorsque j’ai travaillé pendant une courte période comme conseillère de vente en boutique, je me suis rendu compte que cette expérience me servait chaque jour. Gérer simultanément trois clientes parlant trois langues différentes, chacune dans sa cabine d’essayage, ne représentait pas une difficulté, mais un terrain familier.
L’interprétariat apprend à s’adapter rapidement, à rester disponible, à créer un lien immédiat.
Un métier-passerelle
L’interprète est rarement quelqu’un qui reste immobile. C’est un métier-passerelle, un métier qui mène ailleurs. Il offre une compréhension profonde du monde, des êtres humains et des systèmes.
Il donne des bases solides pour évoluer vers d’autres professions, parfois inattendues, souvent passionnantes.
Gratitude pour un métier fondateur
Aujourd’hui, je sais que je ne serais pas devenue celle que je suis sans l’interprétariat. Sans les rencontres, les situations, les mots échangés, les mondes traversés.
Si l’on pratique ce métier avec le cœur, si l’on accepte d’apprendre de chaque mission, il devient une source inépuisable de richesses humaines et professionnelles. Il ne se limite jamais à une fonction technique.
Chaque mission est une clé. Chaque mission est une porte.
Et parfois, sans même s’en rendre compte, on les franchit — pour découvrir sa véritable voie.
Et puis, il y a aussi ceux qui choisissent de rester interprètes toute leur vie. Ceux pour qui chaque nouvelle mission est une aventure, une immersion différente, un nouveau monde à explorer. Ils ne s’ennuient jamais — et ils sont profondément heureux dans ce métier.
Mon parcours de vie a fait naître en moi l’envie d’explorer d’autres horizons. Mais c’est grâce au métier d’interprète que j’ai pu les découvrir — et surtout acquérir les compétences nécessaires pour les affronter et les habiter pleinement.
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